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Le paradoxe contre la doxa

Les pléonasmes – ce titre en est un – ont parfois ce mérite de rappeler le sens perdu des mots. Laurent Ottavi nous fait remarquer ici que le paradoxe, qui signifie étymologiquement contre la doxa, est aujourd’hui bien souvent confondu avec la contradiction, au profit d’un binarisme qui mutile le réel et voile par conséquent l’horizon des possibles.

Si mal nommer les choses ajoute bien aux malheurs du monde, il faut en tirer les conséquences. La nécessité, certes, d’un choix le plus adéquat possible des mots, mais aussi d’une méthodologie viable. Le paradoxe, à lui seul, est une méthode, c’est-à-dire un chemin.

Il ne sera pas question ici des paradoxes logiques (le célèbre « paradoxe du menteur ») ou encore mathématiques. Nous nous concentrerons sur celui que le grammairien Pierre Fontanier nommait « paradoxisme » : « Le paradoxisme, qui revient à ce qu’on appelle communément alliance de mots, est un artifice de langage par lequel des idées et des mots, originairement si opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique »*1.

La mythologie grecque donne une illustration de ce propos. Comme l’ont montré Jean-Pierre Vernant et Jacques Lacarrière*2, Œdipe représente l’homme qui recherche la Vérité. Après qu’il a répondu à l’énigme célèbre de la Sphinge*3, elle le questionne à nouveau : « quelles sont les sœurs dont l’une engendre l’autre et dont la seconde engendre à son tour la première ? ». Œdipe répond : le jour et la nuit, mettant ainsi en évidence l’unité des contraires. La Sphinge, vaincue, se tue. La réponse à cette énigme apportée par la figure du héros en quête de lui-même, à la fois par la connaissance de ses origines et la recherche de la Vérité, souligne combien la sagesse et le paradoxe sont liés.

L’harmonie des contraires

S’interroger sur les liens entre le jour et la nuit, c’est aussi questionner ceux entre la lumière et l’ombre. Dans Les chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger écrit : « l’opinion courante ne voit dans l’ombre que le défaut de lumière, sinon la négation de celle-ci. Mais en vérité, l’ombre est le témoignage aussi patent qu’impénétrable du radieux en son retrait. »

L’ombre est « absence » de lumière. La définition de l’ombre est donc dépendante de son contraire, de même qu’un dehors est dépendant d’un dedans. Ombre et lumière s’entretiennent, c’est-à-dire se tiennent ensemble.

Elles s’interpénètrent aussi. Non seulement les contraires s’attirent, mais « chaque chose, comme l’écrit Ferenczi, porte la marque de son contraire ». Il y a de la lumière dans l’ombre*4. C’est la nuit que Cyrano révèle ses sentiments à Roxane : « non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ». C’est aux alentours du solstice d’hiver que l’on a situé la naissance de Jésus parce que symboliquement Il représente la naissance de l’Espoir dans la nuit.

La symbolique de la bougie participe de cette même idée. Elle est permanence de la lumière et de la vie dans l’ombre. L’une subsiste dans l’autre. La bougie témoigne également du pouvoir créateur du souvenir. Pour Saint-Exupéry, garder en mémoire un amour impossible est encore de l’amour. Le souvenir de la lumière, dans les moments les plus sombres de l’existence, est encore de la lumière. Et c’est la nuit elle-même, en ce qu’elle environne l’âme, qui la motive par réaction. Charles Péguy écrit : « C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé »*5.

En cela, l’ombre est aussi promesse d’une nouvelle lumière. Le jour suivant naît de la nuit même. Rejeter l’ombre de la vie, c’est rejeter la vie elle-même. Le dépassement de soi s’alimente au remords qui pourchasse, ou à l’insatisfaction qui enferme dans une image de stagnation. Ces ombres sortent le sujet de sa médiocrité, c’est-à-dire de l’ordinaire et du moyen. Il en est de même pour les nations : leur énergie vitale puise à l’amassement des siècles passés. C’est une lumière riche des ombres qui l’ont précédée et, donc, rendue possible.

Contradiction versus paradoxe

Le paradoxe ne serait pas sans cette harmonie des contraires.

Elle n’est cependant pas toujours possible. La contradiction, alors, nous alarme sur l’incohérence de notre pensée ou les limites des possibilités humaines*6. Il y a contradiction quand une action, un mot ou une pensée, associé à un autre, le rend impossible. Ainsi, comme l’a montré Jean-Claude Michéa, promouvoir le libéralisme économique tout en souhaitant conserver les legs de la tradition (structures familiales, instruction, morale, cadre national) relève d’une impossibilité. Le libéralisme économique, qui n’est plus ou peu « limité » aujourd’hui*7, se déploie sur et par la destruction de ce qui relève du passé, de la morale et de la transcendance. La contradiction revient à se contredire : cela va contre ce qui est dit*8.

L’abus des contradictions artificiellement construites a cependant ceci de pervers qu’il est au service du binarisme et du manichéisme : bien/mal, force/faiblesse, paix/guerre, blanc/noir. La contradiction, en tant qu’elle n’est pas utilisée à propos, est alors une réduction que Heidegger exprime dans le passage cité plus haut par la tournure restrictive « ne (…) que ». C’est une contraction et une simplification outrancière du réel. Un cloisonnement de la pensée. Elle fait fi de l’articulation complexe entre forces contraires, qui ne sont pas destinées uniquement à être irréconciliables.

Là intervient le paradoxe. C’est un pont entre ce qui semble, à première vue et faussement, être une contradiction. Il ouvre des passages. Le paradoxe, plus encore, est un chemin qui va du deux au trois. Le deux – symboliquement – est à la fois opposition et recherche de la synthèse. Le trois est le nombre de la perfection, de l’union, de la synthèse et de l’ordre du cosmos. Il est dépassement du deux, des contraires, et multiplication des possibles*9.

Mieux encore qu’un pont, le trois a comme figure géométrique le triangle, par lequel le troisième point élève les deux autres pour les (r)amener à une unité*10. Il n’est pas recherche du plus grand dénominateur commun dans une logique de compromis. Il est davantage dans une logique surplombante.

 Le paradoxe est en fait assimilable à un triangle dont le troisième point se situe au-dessus (et non en dessous) des deux autres, deux autres dont l’opposition est à dépasser. Simone Weil souligne dans La pesanteur et la grâce que la mauvaise union des contraires « est celle qui se fait se le plan où sont les contraires » alors que la bonne union des contraires « se fait au plan au-dessus ». Comme le trois, le paradoxe est surplombant dans sa façon d’embrasser le réel*11 par englobement, par accord des contraires, en les élevant. Symboliquement, la vigne est l’intersection entre l’horizontalité de la terre (la culture) et la verticalité du ciel (un climat) qui forment le signe de la croix. De même, dépasser par la lenteur, parler par des silences, « agir en homme de pensée et penser en homme d’action » etc. Le paradoxe articule. Il substitue au « mais » du jugement, de l’exclusion et du simplisme (pour/contre ?) le « et » de la jonction.

C’est pourquoi le paradoxe est subversif. Formé de para (contre) et de doxa (l’opinion commune), il est ce qui s’oppose à la doxa. Pas frontalement, mais plutôt dans l’idée subtile du pas de côté (para signifiant aussi à côté). Il ouvre des perspectives à la pensée que la doxa lui refuse, puisqu’elle réduit le champ du langage, et donc de la pensée, du réel et in fine du possible.

Paradoxe et synthèse

Les grands penseurs se sont défiés de cette logique qui tend à étiqueter les pensées et les hommes. Le refus du clivage gauche/droite n’est pas seulement une coquetterie intellectuelle ou le fait de ceux qui n’assumeraient pas leurs convictions politiques. Il est une attitude anti-hémiplégique, comme le disait Ortega y Gasset, et un discernement. La gauche est mouvement, progrès, rupture. La droite est transmission, conservatisme et ordre. Le paradoxe permet une articulation de l’ordre et du mouvement dont la contradiction, ici, priverait la pensée. Une armée a besoin de discipline et d’organisation pour se mouvoir. Une nation nécessite de bonnes assises pour se projeter à l’extérieur ou pour digérer les progrès technologiques.

George Orwell illustre une autre dimension, régulatrice, du paradoxe. Dans une boutade, il s’était défini comme un « anarchist tory », un anarchiste conservateur. Par cette expression, il donne à deux pôles apparemment contradictoires la possibilité de s’ajuster, de trouver un équilibre. Les excès de l’un, le conservatisme, sont contenus par l’anarchisme, et inversement, dans une dynamique qui donne une grande liberté sans sacrifier ni à ses idées ni à ses principes. Il y a un espace pour la nuance et la complexité, le curseur pouvant évoluer au gré des circonstances. En cela, il est antitotalitaire – le totalitarisme ne tolérant pas ce qui n’entre pas dans sa logique simpliste et ce qui ne se fond pas dans sa vision étriquée, sectaire du réel – et fuit la démesure. Il n’empêche pas de penser en système ou d’être cohérent intellectuellement, tout en injectant la souplesse nécessaire pour contourner les pièges du systématisme et du mépris des circonstances.

Le paradoxe, en vertu de cette souplesse qui protège la conscience en ne l’enlisant pas dans un confort dangereux, sert le souci de synthèse. La constitution de 1958 a trouvé une issue à un problème institutionnel vieux de deux siècles, c’est-à-dire de la décapitation de Louis XVI, « père de la nation », qui avait eu entre temps pour conséquence une grande instabilité politique. La Vème République, république monarchique, pourvu qu’elle demeure la Vème République (ce qui n’est plus le cas) est un paradoxe qui permet de concilier des pans en apparence opposés de l’histoire de France (monarchie, république).

Le paradoxe nous révèle une unité que le voile de l’opposition ne nous rendait plus perceptible. Du 2, il nous mène au 3, dans le sens où il est un.

*1 Fontanier, Les figures du discours. Editions Flammarion, 1977. 
*2 Jacques Lacarrière, dictionnaire amoureux de la mythologie, Plon, 2006. Jean-Pierre Vernant, l’univers, les dieux, les hommes, le Seuil, 1996.
*3 « Quel est l’être qui marche le matin à quatre pattes, à midi sur deux pattes et le soir sur trois pattes ? »
*4 De même qu’il y a du ying dans le yang et inversement. L’astrophysicien Trinh Xuan Tuan souligne les similitudes entre les découvertes astronomiques et les spiritualités orientales dans La plénitude du vide, Albin Michel, 2016. Il y écrit : « L’interaction harmonieuse du couple Yin-Yang se manifeste dans maintes situations : le ciel est associé au Yang, pouvoir masculin, fort et créateur, tandis que la Terre est représentée par le Yin, élément féminin, maternel et intuitif. Le soleil, ardent et lumineux, est le Yang, la Lune, tiède et obscure, est le Yin ; l’été brillant et chaud qui suit l’hiver sombre et froid, le noir de la nuit qui succède à la luminosité du jour, le Yang de la matière et le Yin de l’antimatière, voilà autant d’exemples de l’action du couple Yin-Yang ».
*5 Charles Péguy, note sur M. Bergson et note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Presses universitaires de Liège, 14 juin 2016.
*6 Nous n’abordons pas ici la contradiction telle que les mystiques ont pu la définir, par exemple Simone Weil dans La pesanteur et la grâce. La contradiction, chez elle, est notre misère qui est sentiment de la réalité. Elle écrit : « la contradiction éprouvée jusqu’au fond de l’être, c’est le déchirement, c’est la croix ».
*7 Pour reprendre un terme utilisé par Jacques Julliard et Jean Claude-Michéa dans un livre commun La gauche et le peuple, Flammarion, 2014.
*8 Il en est de même avec le cri en 1935 de Milan Astray « à bas l’intelligence, vive la mort ! » à l’intérieur de l’université de Salamanque, alors que l’université est par excellence le lieu de l’universalité du savoir et de l’esprit. Dans un tel environnement, chargé d’histoire, les mots du général franquiste en sont réduits à la bêtise et à l’insignifiance. Ils sont en contradiction avec le lieu où ils sont dits. Miguel Unamuno lui rétorque cette phrase célèbre : « Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas ».
*9 Sur la symbolique des nombres, voir le Petit Larousse des symboles, 2006.
*10 De même le caducée. Il est une alliance des forces contraires qui permet l’élévation spirituelle. Les deux serpents sont opposés ; le bâton qui est l’axe du monde fait la jonction entre le matériel et le spirituel. Petit Larousse des symboles, 2006.
*11 Dans la limite du mystère qui marque toute chose et tout être.

 

7 réflexions au sujet de « Le paradoxe contre la doxa »

  1. Voici justement un interview plein de bon heure, nommer les choses, en contrepoint de votre article . C’est une source E& R et c’est Gilad Atzmon qui remet Orwell dans le contexte historique de son combat en Catalogne. Il met en lumière le paradoxe juif qui veut sauver le monde et en même temps le détruire ! D’Emanuelle Goldstein à Trotsky en passant par Willem Reich et Woody Allen, que de liens apparemment sans relations !

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  2. Je n’ai rien compris du tout à l’article … si ce n’est l’importance de la précision du sens des mots qui sont une convention pour la parfaite compréhension entre les êtres …
    J’ai juste relevé que « après que » demande un subjonctif qui n’y est pas, que « interview » » est féminin et pas masculin, que « plein de bon heure » m’est inconnu …

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  3. Via la dialectique hégélien on peut aussi dépasser/conserver (aufhebung) les contradictions du monde réel.
    C’est ce que font les révolutions quand les contradictions sont trop importantes.

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  4. Pour L. Ottavi
    1- Pour l’ essentiel on ne peut pas ne pas être de votre avis. Le monde, l’existence humaine, dès qu’on les pense, se révêlent paradoxaux. De là est né la philosophie ! Mais existe-t-il une « doxa » en philosophie ?
    2- Pourquoi, contrairement à un usage plurimillénaire, traduire le grec le « Sphinx » (nom masculin se terminant par la lettre « xi ») par la « Sphinge »(féminin) ? Pourquoi vous soumettez-vous ainsi à l’idéologie féministe pleine de haine et de ressentiment envers l’univers entier et notamment les mots de genre masculin ? Le Sphinx, faut-il le rappeler, n’ est ni un homme ni une femme, mais c’est un monstre, une chimère mélange d’homme et d’animal dont les attributs nombreux comprennent entre autres des seins de femme. Sans le vouloir vous avez été aussi ridicule que si dans un autre contexte (clin d’oeil à N. Polony) vous aviez écrit par exemple
    une mannequine pour dire un mannequin !
    Pour V. Walraut
    Non la conjonction de subordination « après que » (comme « quand ») appelle l’indicatif et non le subjonctif.

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    1. Monsieur Jambon, selon le p’tit Robert, nous avons tous les deux (vous et moi) raison …
      Monsieur Ottavi, je vous présente toutes mes excuses …

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