ENTRETIENS

Michel Onfray : vie et mort de la civilisation judéo-chrétienne

Ni rire, ni pleurer, mais comprendre. Dans son nouveau livre, Décadence (paru chez Flammarion), Michel Onfray refuse également l’optimisme et le pessimisme, pour donner une lecture tragique, c’est-à-dire s’efforçant de voir le réel tel qu’il est, de ce que fut la civilisation judéo-chrétienne, née d’une fable puisque selon lui Jésus-Christ n’aurait jamais existé. Comme toutes les religions, le christianisme est « une secte qui a réussi » par le recours à la force et à la violence, mais la déchristianisation laisse derrière elle un vide vertigineux. L’Islam et le transhumanisme s’élèvent sur les ruines de la civilisation judéo-chrétienne.

Pouvez-vous expliquer quel est votre schéma vitaliste concernant la vie et la mort des civilisations, et quel lien faites-vous entre civilisation et religion ?  

    C’est un schéma post-marxiste, donc post-mécaniciste, post-matérialiste, du moins postérieur à un matérialisme simpliste et positiviste. Je pars du principe que le vivant fait la loi, y compris dans des organismes qu’il nous faut penser à nouveaux frais : les penseurs de l’écologie savent aujourd’hui penser la Nature en-dehors d’un pur et simple schéma mécaniste et matérialiste, en l’occurrence vitaliste. Il nous faut repenser la Civilisation dans ce nouvel esprit.

   Le vitalisme est une tradition philosophique qui va de Spinoza à Deleuze en passant par Schopenhauer ou Nietzsche, sans oublier Bergson. Je m’inscris dans ce sillage. Les civilisations sont des forces et des formes qui débordent leur simple somme, de même que la vie s’avère plus que la simple addition des atomes qui la composent.

Rien de transcendant dans cette lecture, juste une proposition qui fait commencer la généalogie de la philosophie de l’histoire aux données offertes par… l’astrophysique. Je souhaite en finir avec ce péché mortel pour la pensée qu’est le vieil anthropomorphisme : l’homme n’est pas le fin mot de l’histoire, ni son alpha ni son oméga. J’inscris notre présent dans la longue durée, mais j’outre ce concept de Fernand Braudel pour le sortir de l’anthropocentrisme et le fixer dans l’ontologie. Tout ce qui est découle en effet de l’effondrement d’une étoile et se trouve de ce fait concerné par l’entropie – civilisations comprises.

Quels sont les fondements de la civilisation judéo-chrétienne : un concept avec Jésus-Christ, le glaive de Saint Paul, l’antisémitisme, un art politique pour lequel « le Beau dit le Bien dans l’État » avec Constantin ?

   Il y a deux mille ans, les Juifs attendaient le retour du Messie alors que certains d’entre eux disaient qu’il n’allait pas venir parce qu’il était déjà venu, la preuve, tout ce qui avait été prédit était advenu : dès lors, Jésus devenait le nom qui cristallisait tous les caractères de celui dont on disait qu’il viendrait.

   Ceux qui annoncent sa venue passée sont les chrétiens, ils s’opposent à ceux qui annoncent sa venue future, les juifs. Les chrétiens sont donc une branche hétérodoxe juive, d’où le judéo-christianisme.

   La fondation est donc un Verbe – voilà pourquoi on peut dire que le Verbe s’est fait chair : d’abord avec la figure qu’on dit historique de Jésus, puis avec la figure militante de cette incarnation en la personne et l’action de Paul, enfin avec la figure militaire, armée, casquée et bottée qu’est l’Empereur Constantin qui convertit la totalité de l’Empire en même temps que sa petite personne. L’art sert ensuite, sous la conduite du pouvoir, à donner une consistance sensible à cette fiction intelligible pendant des siècles.

La raison est d’abord la « domestique de la foi », écrivez-vous dans votre livre. Quand et comment la raison va-t-elle acquérir une autonomie par rapport au religieux, mettant ainsi en péril la civilisation judéo-chrétienne ?

La raison cesse de travailler en faveur de la foi avec Montaigne quand il annonce qu’il croit en Dieu, mais que Dieu ne s’occupe pas du monde : il effectue le passage du théisme (Dieu a créé le monde et il s’occupe des détails) au déisme (Dieu a créé le monde mais il se moque absolument de ce qui y advient). Montaigne et un grand lecteur des auteurs anciens, on le sait. La découverte en 1417 du manuscrit de « La nature des choses » de Lucrèce, un texte atomiste, matérialiste, athée selon les catégories chrétiennes, permet un changement de paradigme intellectuel : la Raison ne sert plus à soutenir la foi, la croyance, la religion, mais à l’interroger, la questionner, l’inquiéter. C’est le sens de la Renaissance.

Après le fidéisme de Montaigne et le déisme de Descartes et avant Nietzsche, la mort de Dieu est annoncée par le curé Meslier en 1729. Elle est suivie par la déchristianisation. Quels en sont les principaux moments ?

   La décapitation de Louis XVI, la Révolution française à partir de 1793, le totalitarisme bolchevique, la solution finale, Vatican II, Mai 68, sont autant de moments d’intensités dissemblables au cours desquels le christianisme perd de la vitesse : Louis XVI qui est le représentant de Dieu sur terre se fait guillotiner et le ciel ne dit rien ; la Terreur fait couler des flots de sang et Dieu ne l’empêche pas ; le marxisme-léninisme athée envoie des milliers de gens à la mort et Dieu reste encore silencieux ; il n’empêche pas la mort de six millions de Juifs dans les camps d’extermination nazis. Dès lors, entendant ce silence, Vatican II avalise cet effacement de Dieu, laïcise l’enseignement du catholicisme en le vidant de sa transcendance et de ses mystères pour en faire une morale de l’amour du prochain. Enfin, Mai 68 s’active selon le principe «  Ni Dieu ni maître ».

Le judéo-christianisme, c’est une autre des idées développées dans le livre, s’est perdu en voulant se sauver par le fascisme. Quels sont les liens entre christianisme et fascisme ? 

   D’abord l’antisémitisme rabique qui, jusqu’à Jean-Paul II qui rompt avec ce funeste point de doctrine, fait des Juifs le peuple déicide et rend tous les juifs jusqu’à ce jour responsables de la mort de Jésus sur la Croix. Ensuite la haine du communisme parce qu’il est matérialiste et athée et qu’il fait de la religion catholique «  l’opium du peuple ».

   Dès lors, dans la configuration européenne du XXe siècle qui commence avec la révolution bolchevique, antichrétienne, et se poursuit avec la lutte contre le bolchevisme menée par le nazisme, qui n’est pas ennemi avec le christianisme, l’Église opte pour les régimes fascistes qui s’opposent aux acquis de la Révolution française, donc aux droits de l’homme, et à la déchristianisation qui s’ensuit.

Aujourd’hui l’Occident est à prendre voire à vendre, dites-vous. L’Islam est-il aujourd’hui un danger plus menaçant encore pour nous que le transhumanisme, qui, lui, ne repose sur aucune transcendance ? Vous rappelez aussi dans votre livre que l’Islam avait mis seulement 20 ans pour faire son empire là où le Christianisme avait mis 3 siècles …

   L’islam est plus à même de produire des effets dans l’immédiat alors que le transhumanisme est balbutiant… Ce que nous savons des potentialités transhumanistes est terrible : à côté de l’avenir qu’il nous promet, les menaces portées par l’islam politique sembleront des bluettes, de l’artisanat, du bricolage… Sous ses allures libertaires bonnasses, le transhumanisme nous promet le post-humanisme, la posthistoire et n’est pas pour rien dans l’actuel succès de la post vérité…

Vous évoquez à plusieurs reprises le déterminisme historique : « Le réel n’est jamais que le dépliage d’une fatalité, le pur effet du déterminisme. Les hommes s’illusionnent quand ils pensent vouloir ce qui les veut. ». N’est-ce pas contradictoire avec votre souverainisme, autrement dit avec l’idée que nous pouvons être maîtres de notre destin ?

Je sais que le souverainisme est un combat perdu, mais je le mène parce qu’il est une belle idée juste…

La civilisation judéo-chrétienne est en « phase terminale ». N’avons-nous, individuellement comme collectivement, d’autre perspective que celle de Cyrano : se battre même si c’est inutile ?

Oui, c’est tout à fait ça. Je ne double pas mon constat d’une Décadence avec la proposition d’une Renaissance : à deux années de mes soixante ans, j’ai passé l’âge de la Croyance pour entrer dans celui de la Raison ! On perd en illusion, mais on gagne en sagesse. Disons le plus précisément : on perd en illusion, donc on gagne en sagesse.

Propos recueillis par Laurent Ottavi

2 réflexions au sujet de « Michel Onfray : vie et mort de la civilisation judéo-chrétienne »

  1. D’autres diraient qu’il s’agit plus simplement de la fin du cycle de penseurs du XVIII et XIXeme qui ont tant théorisé sur la non existence de Dieu et la théories racistes issues principalement de penseurs allemands. Combien de morts en leurs noms ?
    Mais bon, l’orgueil de l’auteur l’empêche de reconnaître sa fuite en avant dans ses idées.
    Déclarer que Catholiques et nazis sont alliés de fait, que l’Eglise se rapproche des fascistes contre les « idées » de la révolution, sont des parfait non sens qui font plaisir lors des banquets des bâtisseurs le vendredi.
    La haine des Chrétiens provoque bien souvent des erreurs de jugement.
    L’espoir est le moteur de l’humanité.
    Quand il est perdu l’amour s’éteint ainsi que la vie.
    Ne serait ce pas la constatation concernant sa propre vie ?

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  2. Je pense que Onfray est bien mal placé pour parler du christianisme. Le pape Benoît 16 a écrit des pages admirables à ce sujet dont le livre « Foi et raison ». Benoît 16 est autrement plus cultivé, un des meilleurs théologiens internationaux que Onfray.
    Alors votre article sur le livre de Onfray est nul et mal venu ainsi que le livre lui même.

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