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Démondialiser, c’est radical … et c’est possible !

Aurélien Bernier est un penseur issu de la gauche radicale, qui collabore régulièrement au Monde diplomatique. Il a été membre du conseil d’administration d’Attac et du M’Pep. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Comment la mondialisation a tué l’écologie (Editions Mille et nuit nuits) et La gauche radicale et ses tabous (Seuil). Dans son dernier livre, La démondialisation ou le chaos (octobre 2016, paru chez Utopia), il propose un projet de rupture national comme alternative au libéralisme, qui articule démondialisation, coopération, décroissance et redistribution des richesses.

Alors que les politiciens s’écharpent sur de faux débats, vous estimez au contraire qu’il faut s’interroger sur le cadre, c’est-à-dire sur le système de la mondialisation. Comment le définissez-vous ?

Aurélien Bernier – La mondialisation est présentée par les médias dominants et par la plupart des hommes politiques comme un phénomène naturel ou quasi naturel. Je rappelle au contraire dans le livre que la mondialisation est une construction politique qui n’a rien d’inéluctable.

 La mondialisation ne se définit pas uniquement par la possibilité pour les peuples de communiquer, ou par des échanges entre les différentes civilisations. Elle est d’abord le choix de réorganiser la production et le commerce à l’échelle planétaire, de délocaliser certaines productions pour réduire les coûts ou pénétrer de nouveaux marchés.

Le développement des transports et des communications a permis cette mondialisation, mais ils n’auraient pas été suffisants. Elle est surtout la résultante de décisions politiques.

La plus fondamentale est la défense du libre-échange comme modèle indépassable à suivre en matière de commerce international. Elle a une origine : elle remonte à l’après-guerre, quand les Etats-Unis craignent la surproduction et doivent trouver de nouveaux débouchés. Depuis, on retrouve cette volonté américaine, qui est également celle du patronat européen, d’imposer le libre-échange dans toutes les négociations internationales. Le communisme et l’émergence du Tiers-Monde ont d’abord ralenti ce projet politique de mondialisation, mais la fin des années 70 et le début des années 80 sont marquées par le tournant ultralibéral. Les échanges internationaux augmentent très fortement, et l’effondrement du Bloc de l’Est accentue encore le phénomène. S’imposait aussi la libéralisation des mouvements de capitaux qui est le corollaire de la libéralisation des mouvements de marchandises.

Quel profit en ont tiré des multinationales ?

Dans ce monde ultralibéral, les grandes multinationales peuvent implanter leurs productions où elles le souhaitent, avec un minimum de contraintes de droits de douane ou de réglementations non tarifaires (règles sociales, environnementales etc …). Elles ont compris, également, l’arme redoutable dont elles disposent : le chantage aux délocalisations. Elles peuvent l’utiliser contre des gouvernements en menaçant de délocaliser si la politique nationale ne leur convient pas, et peuvent aussi l’exercer contre les salariés.

La mondialisation, c’est la prise de pouvoir par les firmes multinationales !

Pourquoi jugez-vous dans votre livre que la mondialisation, telle que vous l’avez définie, est irréformable ? 

Prétendre réformer le système de l’intérieur, c’est se condamner à l’échec. Nous ne ferons pas le poids face au chantage à la délocalisation des grandes entreprises que j’ai évoqué. Les gouvernements continueront à faire ce qu’ils font aujourd’hui : mener ouvertement la politique dictée par les multinationales, ou ne pas arriver à s’y opposer.

Il faut changer de cadre.

Vous pensez qu’une alternative à ce cadre libéral est possible et vous êtes de gauche radicale. Comment expliquez-vous l’échec en Grèce d’Alexis Tsipras, dont vous dites que sa capitulation en 2015 a marqué le triomphe du capitalisme plus encore que la chute du Mur de Berlin ?

Alexis Tsipras a été le premier dirigeant d’un parti de gauche radicale à accéder au pouvoir en gagnant les élections en Grèce. Son programme était fondé sur la lutte contre l’austérité et il était relativement antilibéral. C’était une configuration inédite et qui a suscité beaucoup d’espérance.

Pourtant, alors même que le capitalisme n’a jamais été aussi critiqué depuis que la crise a éclatée en 2007-2008, il a fallu seulement six mois pour que ce gouvernement capitule. On savait que la social-démocratie avait quitté la gauche, mais le message envoyé par Tsipras est que même la gauche radicale ne parvient pas à s’opposer au capitalisme.

Il y a d’après moi deux grandes raisons, entremêlées, qui expliquent cet échec. La première est l’illusion de « la réforme de l’intérieur ». Au sein de la gauche radicale, il y a encore l’idée que le sursaut passe par la réforme de l’OMC ou la réorientation de l’Union européenne. Cette illusion empêche de penser la seule alternative qui est la rupture au niveau national. La seconde raison est la faiblesse de la réflexion en matière d’internationalisme, qui se limite à proposer des « solutions » impossibles à mettre en place compte-tenu des rapports de force, comme la proposition chimérique d’une taxe globale sur les transactions financières pour financer les pays du Tiers-Monde.  En fait, la gauche radicale ne pense l’internationalisme que dans le cadre d’une mondialisation réformée, alors que cette réforme globale s’avère chaque jour un peu plus impossible.

La gauche radicale ne sortira de l’impasse que si elle assume une rupture nationale, à partir de laquelle il s’agira ensuite de construire des mécanismes de coopération. C’est le grand enseignement à tirer de l’échec d’Alexis Tsipras.

Vous détaillez dans votre livre cette alternative que vous proposez. Il faut, écrivez-vous, articuler démondialisation, coopération, décroissance et répartition des richesses. Quelle est l’histoire de ce concept, que vous définissez dans votre livre ? Ne s’agit-il pas tout simplement d’un indépendantisme ?

Nous devons le terme de démondialisation à Bernard Cassen, fondateur d’Attac et journaliste au Monde diplomatique.

Le terme de démondialisation s’inscrit dans la continuité de la réflexion de mouvements progressistes de pays du Sud, colonisés par les puissances occidentales, qui ont voulu accéder à l’indépendance politique.

Je parle par exemple du concept de self reliance de Gandhi, repris ensuite par le mouvement des non-alignés et qui traverse toute la seconde moitié du XXème siècle dans les milieux progressistes des pays du Sud.

Comme la self reliance, le terme de démondialisation ajoute à l’idée d’indépendance politique et économique une vision progressiste de l’indépendance. L’objectif est de s’émanciper de la tutelle des grandes puissances économiques, occidentales, pour être en mesure de coopérer dans le sens du progrès social entre Etats souverains, qui aient le même poids politique indépendamment de leur poids économique.

Quand on relit les déclarations fondatrices du mouvement des non-alignés, on peut justement lire une critique radicale de l’ordre économique international et on y trouve des perspectives ambitieuses de coopération entre Etats.

Dans le débat politique, c’est Arnaud Montebourg qui a porté le concept de démondialisation.  Mais dans votre livre, vous dites qu’il en a trahi le sens. Pourquoi ?

Arnaud Montebourg a repris ce terme pour servir sa campagne lors des primaires de la gauche avant l’élection présidentielle de 2012 et pour se démarquer des autres candidats. Mais dans son programme, la démondialisation se résume à prendre des mesures protectionnistes, et encore, seulement aux frontières de l’Europe, pas aux frontières nationales. Il s’agit toujours, finalement, du fantasme de l’Europe sociale qui n’a aucune chance de voir le jour. Il faut se rappeler que les grands pays européens n’ont jamais autant privatisé et dérégulé que lorsqu’ils étaient dirigés par des sociaux-démocrates (Gerhard Schröder en Allemagne, Tony Blair en Grande-Bretagne, Lionel Jospin en France).

Quels sont les moyens grâce auxquels nous pouvons passer d’une logique de subordination (aux firmes multinationales, aux organisations supranationales) à une logique de coopération ? Autrement dit, comment passe-t-on du mondialisme qui est la négation du cadre national, où s’exerce la démocratie, à l’internationalisme ?

L’internationalisme et la nation ne sont pas incompatibles, au contraire ! Il faut monter comment concrètement la rupture nationale peut se marier avec un nouvel internationalisme, qui sera nécessairement différent de ceux du XIXème et du XXème siècle.

Je repars du constat que j’ai déjà posé : nous avons transféré le pouvoir aux firmes multinationales grâce au libre-échange et nous avons créé des organisations supranationales, comme l’Union européenne qui produit un droit qui prime sur le droit national, comme l’OMC qui impose le libre échange ou le FMI qui impose la dérégulation et l’austérité . Il faut donc rompre de manière unilatérale avec ces structures,  afin de récupérer notre souveraineté juridique et monétaire et notre capacité à déterminer notre propre politique.

Cependant, si ces ruptures institutionnelles sont indispensables, elles ne sont pas suffisantes. Si Total ou Vinci continuent à décider des politiques en place parce qu’elles ont l’arme du chantage à la délocalisation et un poids économique très fort, nous ne serons pas plus avancés !

Il n’y aura pas d’autres solutions que de les nationaliser et de les exproprier. C’est un point fondamental pour changer le rapport de force au sein de la nation, mais aussi car c’est par ce levier de la nationalisation qu’on va pouvoir bâtir un nouvel internationalisme.

Comme ces firmes ont pris un pouvoir considérable dans les pays qui détiennent des ressources en énergies fossiles, en métaux, en minéraux, et aussi en main d’œuvre bon marché, nous aurons, si nous en prenons le contrôle, un moyen d’action concret pour changer les relations avec les pays du Sud, pour aller dans le sens d’échanges et de conditions de travail justes.

La démondialisation se traduira-t-elle pas la réduction des inégalités, non seulement à l’intérieur des pays mais aussi entre les pays du Nord et les pays du Sud ?

La démondialisation telle que je la conçois passe par une nouvelle distribution des richesses.

Certains la limitent à un rôle de relocalisation de l’économie. Ce n’est pas mon cas. A partir du moment où nous reprenons le pouvoir sur les firmes multinationales, nous devons prendre des mesures de distribution des richesses. D’une part au niveau national, pour que la part du capital cesse de prendre toujours plus de place dans la valeur ajoutée au détriment des salaires.

D’autre part, au niveau international, ce qui est tout aussi important. La principale façon dont on appauvrit aujourd’hui les pays du Sud, c’est en pillant leurs ressources naturelles ! La puissance des marchés mondiaux fait le jeu  des pays occidentaux. Il faut payer le juste prix pour les matières premières, et aider ces pays à développer une industrie de transformation qui leur permettra d’être de plus en plus autonomes.

Rompre avec l’OMC, la Banque mondiale, le FMI, avec l’UE … N’y a-t-il pas un risque d’isolement diplomatique pour la France si le programme que vous proposez est appliqué ? 

Si un gouvernement en France rompt avec l’Union européenne et réussit à changer le cours des choses, il servira de point d’appui et d’exemple pour les autres. Au moment du tournant des années 1980, les ultralibéraux ont commencé avec une victoire politique dans un Etat, le Royaume Uni, et les événements se sont enchaînés. Je crois à la valeur de l’exemple pour réaliser un tournant en sens inverse !

Il est vrai toutefois que le problème de l’isolement pourrait se poser à court terme, le temps que l’effet d’entraînement se produise. Il faut se préparer également aux attaques médiatiques et économiques que les libéraux lanceront contre nous. C’est la raison pour laquelle il faudra engager sans attendre des mesures de coopération avec d’autres pays. Je pense aux Etats d’Amérique du Sud, à la Grèce d’Alexis Tsipras malgré tout, et peut-être demain à l’Espagne de Podemos. Mais il faut également avoir conscience que la France a un poids économique et politique suffisant pour encaisser le choc que représenterait une sortie du système ultralibéral.

Vous terminez votre livre sur un appel au patriotisme, ce qui peut-paraître étonnant de la part d’un homme qui se réclame de la gauche radicale. Qu’entendez-vous par là ?

Je me positionne sur le terrain de la lutte des classes, et je l’assume totalement. Mais ceci n’empêche pas de penser une forme particulière de patriotisme, derrière laquelle les classes populaires et les classes moyennes pourraient se regrouper. Le souhait de voir la France porter et appliquer un projet progressiste et internationaliste et changer le cours de l’Histoire serait une source tout à fait valable de patriotisme.

Ce patriotisme ne rassemblera pas tout le monde, car il n’a pas vocation à dépasser les clivages de classes sociales. Nous aurons toujours une classe dominante qui luttera contre un tel projet de rupture avec l’ordre économique mondial. C’est bien en cela qu’un patriotisme progressiste n’a rien à voir avec le nationalisme conservateur. C’est aussi pour cela que le projet d’unir les souverainistes de tous bords, comme le propose Jacques Sapir, n’a aucun sens pour moi.

Je pense à l’inverse qu’un projet de démondialisation, de coopération et de décroissance peut réunir une majorité politique, qui comprendrait les classes populaires et les classes moyennes. Le combat intellectuel qu’il faut mener en priorité est celui qui vise à montrer que l’on peut réellement sortir de la mondialisation et que les classes populaires et moyennes y ont intérêt.

Propos recueillis par Laurent Ottavi 

4 réflexions au sujet de « Démondialiser, c’est radical … et c’est possible ! »

  1. Ma fille travaille dans une entreprise anglaise à Londres. Elle travaille de chez elle, à Bordeaux, par ordinateur et va à Londres quelques jours par mois.
    Elle me dit que les Anglais commence à déchanter du Brexit. Son entreprise veut ouvrir un bureau en UE, les Pays Bas à cause de leurs normes, de leurs impôts, etc..
    Alors sortir des multinationales, des organisations supranationales me semble une très mauvaise solution. Il vaut mieux essayer de réformer ces dernières de l’intérieur comme l’a fait le lobby LGBT qui s’est introduit partout, ONU, UE, banques, etc. pour faire gagner leurs causes.

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      1. Que la cause du LGbêtisme progresse dans des multinationales qui empr-untent de plus en plus leurs modes de gestion cool aux champions de la Silicon Valley, ce la ne fait guère de doute. Le souci du revenu agricole ou du salaire ouvrier, à leur amont ou chez elles, c’est une afaires…

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