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La Louve, un supermarché démocratique

La Louve est un supermarché coopératif participatif qui a ouvert en novembre 2016 dans un quartier populaire du XVIIIe arrondissement de Paris. Jeanne Gaffet, salariée du magasin, a répondu aux questions de Sarah Legault sur le fonctionnement si singulier de ce supermarché.

Qu’est-ce qui différencie La Louve de Biocoop, autre supermarché coopératif, mis à part le côté exclusivement bio de Biocoop ?

Jeanne Gaffet : La particularité de La Louve est son modèle économique en tant que SCOP (société coopérative et participative) de consommateurs : alors que Biocoop est géré de manière coopérative mais ouvert à tout le monde, seuls les coopérateurs peuvent faire leurs courses à La Louve, et participent en échange au fonctionnement du magasin à raison de trois heures par mois. Cette participation nous permet d’avoir des prix jusqu’à 40 % plus bas qu’ailleurs en réduisant à 20 % la marge sur les produits, niveau incompressible pour rembourser les dettes, payer les six salariés et réinvestir. C’est ce qui fait toute notre singularité : pas de recherche de profit d’une part, et réduction considérable des frais grâce à la participation des coopérateurs d’autre part.
Au-delà de l’intérêt économique, je pense que ce système est aussi socialement bénéfique pour les coopérateurs qui, pour beaucoup, apprennent à entretenir un magasin, en comprennent mieux le fonctionnement, et font au passage des rencontres enrichissantes entre membres d’une équipe de travail, où toutes les classes sociales se retrouvent ! La Louve est une belle expérience humaine.

Pourquoi avoir fait un supermarché et pas une petite épicerie alimentaire, ou encore une chaîne de plusieurs commerces de bouche (maraîcher, boucher, fromager, boulanger…), où les échanges sont souvent plus humains ?

Il faut se rendre à l’évidence : le spécialiste de quartier ne correspond plus au mode de vie des citadins : quand on passe neuf heures par jour au travail et dans les transports (ce qui est majoritairement le cas ici, à Paris), on a rarement le temps d’aller chez le maraîcher prendre ses fruits et légumes, puis chez le boucher pour la viande, ensuite le crêmier, etc. … Pouvoir tout trouver au même endroit est un gain de temps considérable, une nécessité pour beaucoup. Et puis, à moins peut-être d’une réelle décroissance volontaire, la densité urbaine impose de facto le format du supermarché : un approvisionnement régulier, permanent, et une variété de produits pour être en mesure de satisfaire tout le monde. Sans oublier que les commandes en volume contribuent fortement à diminuer les prix !
Néanmoins, et c’est tout le pari de La Louve, nous revendiquons avant tout une réelle qualité nutritive et gustative dans nos produits, afin de les rendre comparables à ce que l’on trouve chez son boucher ou son fromager. Par exemple, nous allons bientôt avoir un atelier de découpe des fromages, sélectionnés par Xavier Thuret, meilleur ouvrier de France. Les prix défieront toute concurrence, non seulement grâce à la marge réduite, mais aussi parce que la découpe sera assurée par un coopérateur et non par un salarié. Quant aux alcools, Tom Boothe, qui est à l’origine du projet de La Louve, est œnologue ; il a donc choisi des vins d’un excellent rapport qualité-prix.

C’est pour ces raisons que nous avons minutieusement choisi le lieu pour installer La Louve : un quartier pauvre où on ne fait pas de concurrence directe aux petits commerces, qui sont tous assez loin d’ici. L’enjeu est d’améliorer la consommation populaire par des prix les plus abordables possible, sans léser de spécialistes de quartier. Mais il faut aussi comprendre que ce problème potentiel cache un cercle vicieux : les petits commerces sont très chers à cause des loyers exorbitants de Paris, ils ne peuvent donc pas décemment baisser leurs prix. En conséquence, le niveau de vie du quartier ne permet pas à un petit commerce de s’y implanter sur du long terme. La Louve me semble donc être le type de commerce le plus adapté à cet endroit aujourd’hui.

Plus concrètement, comment faites-vous le choix des produits, sur quels critères ?

L’idée de base est de proposer des produits de bonne qualité gastronomique. Ce premier critère satisfait, nous tenons compte de la disponibilité, de la logistique, de l’acheminement, et des volumes possibles. Enfin, nous choisissons en fonction du prix et de l’éthique sociale et environnementale du produit.
Par exemple, nous sommes bien sûr intéressés par la production locale, mais, d’une part, nous ne sommes pas une centrale d’achat, ce qui nous ferme beaucoup de portes. D’autre part, les petits producteurs ont très peu de volume (et souvent des circuits déjà établis) ; avoir 100 producteurs qui viennent nous approvisionner chaque semaine, écologiquement, ça n’a pas plus de sens. De plus, le maraîchage bio en Île-de-France est déjà prévendu dans sa totalité ou presque, et il est extrêmement cher ! Bref, trouver les fournisseurs n’est pas chose aisée.
Quoi qu’il en soit, le propos est de ne surtout pas être moralisateur, mais d’être ouvert à tout le monde et de faire venir les gens, y compris ceux qui ne passeront pas la porte d’un magasin bio parce qu’ils ont des a priori, parce qu’ils pensent que ce n’est pas pour eux, etc. Encore une fois, le but est que tout le monde puisse accéder à de la nourriture de qualité.

Cette recherche de qualité signifie-t-elle qu’à La Louve, par exemple, on ne trouvera jamais de lait de vaches qui n’ont jamais vu un brin d’herbe de leur vie (dans la mesure où cela influe directement sur la qualité gustative du lait) ?

Ce qui est sûr, c’est qu’à l’heure actuelle vous n’en trouverez pas ; mais je ne peux rien vraiment garantir sur le futur, puisque nous sommes une coopérative dans laquelle les décisions sont collectives. De manière générale, tout dépendra de la demande : il ne faut pas oublier que nous n’en sommes qu’au début de l’aventure : nous proposons une gamme de départ qui sera renouvelée naturellement en fonction des achats des coopérateurs. Ensuite, l’Assemblée Générale, où tous les coopérateurs sont invités, permet de proposer des orientations sur les achats. La gamme de départ va s’affiner au fur et à mesure, le juste milieu se fera avec le temps. Donc, dans l’absolu, je ne peux pas vous dire que vous ne trouverez jamais tel ou tel produit à La Louve : tout dépend de la volonté des membres de la coopérative. Cela dit, entre nous, à moins que les prix du lait ne flambent, je doute fortement de voir apparaître un tel produit sur nos étalages, car ce serait contraire à l’esprit de La Louve.

Comment se passent les propositions de nouveaux produits par les membres ?

Les coopérateurs doivent construire solidement leur proposition, de préférence en impliquant d’autres personnes afin d’étayer le sujet et trouver les meilleures solutions. La proposition est ensuite soumise en AG, et c’est à l’AG suivante qu’une décision est prise, le temps pour tout le monde d’y réfléchir posément.

Avez-vous entendu des critiques concernant La Louve ?

On nous reproche parfois de rester trop chers sur certains produits, que la différence ne se voit pas toujours avec les autres supermarchés. Plusieurs raisons à cela :
– En fait, nous n’avons pas toujours une marge plus basse que celle des autres magasins : cela dépend des produits et des moments. Nous avons une marge unique ; or, les pratiques des supermarchés sont généralement d’avoir des produits d’appel sur lesquels les marges sont complètement sacrifiées pour inciter le consommateur à venir dans le magasin, ce qui autorise des marges beaucoup plus hautes sur d’autres produits. Les œufs ou le café, produits de consommation courante, sont typiquement des produits d’appel destinés à convaincre le consommateur que les prix sont globalement moins chers dans tel magasin.
– Mais il faut aussi comprendre ce qu’impliquent ces baisses drastiques de prix, malgré le sacrifice sur les marges : derrière le prix coûtant du lait, par exemple, c’est évidemment le producteur qui se retrouve lésé par le supermarché qui répercute sur lui son manque à gagner. À La Louve, nous tenons à avoir un commerce juste avec nos fournisseurs. Ce sont eux seuls qui fixent leurs prix.
Et puis rappelons que tout est question de quantité : plus on achète de volume, moins c’est cher. Nous n’en sommes qu’au début, donc nous limitons les risques en prenant des quantités modérées pour le moment. Pour certains produits, c’est aussi dans le temps que le prix se verra baisser : à la première commande on peut avoir une réduction de 25 %, puis ensuite une réduction plus importante. Tout cela dépend de la politique des distributeurs.
Mais ce sont des éléments qui ne peuvent que s’améliorer. Et plus nous aurons de coopérateurs, plus nous pourrons faire baisser les prix à terme, moyennant un arbitrage de remboursement de nos dettes, car le supermarché a été construit avec des emprunts bancaires sur sept ans. C’est donc un joyeux mélange entre les besoins de trésorerie, l’embauche, le remboursement des dettes, etc. Nous avons besoin d’un peu de temps pour comprendre et gérer la situation au mieux… Le taux de marge est ce qui permet d’ajuster en cas de difficulté.

Quelles sont les conditions salariales des employés ?

Notre salaire a été établi à 1,5 SMIC par mois, c’est-à-dire 1664 € net, ce qui est très peu quand on vit à Paris, surtout pour les horaires que nous faisons… Nous allons adhérer à la FNCC (fédération nationale des coopératives de consommateurs), qui a sa propre convention collective et prévoit un treizième mois. Mais il faut être sûrs de pouvoir l’assumer à la fin de l’année ! L’évolution des salaires pourra être discutée en AG et en fonction de la bonne santé financière du supermarché, dans une limite extrêmement raisonnable cependant. Nous vivons ce métier un peu comme un sacerdoce !

Finalement, La Louve, c’est un peu un modèle de démocratie !

On peut dire cela, oui, à l’échelle de quelques milliers de personnes ! En effet, tous les membres ont une voix égale, les votes se font à la majorité absolue, toutes les demandes sont écoutées à condition qu’elles soient construites et réalisables. Les gens ont conscience de travailler au magasin pour la communauté, et nous leur devons une transparence totale sur le fonctionnement du supermarché. Il y a bien sûr une hiérarchie dans l’implication selon la vie des gens, mais tout le monde est invité à participer aux décisions prises en AG.
L’autre particularité que je tiens à souligner, c’est notre volonté de neutralité, de laisser le consommateur réellement libre de ses choix : vous ne trouverez pas de marketing à la Louve. Pas de têtes de gondole pour inciter à la consommation, orienter les habitudes d’achat et créer de nouveaux besoins… C’est aussi le refus de ce genre de pratique qui nous anime.

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