L’image ci-dessus est un klérotèrion, machine à tirer au sort les jurys en mettant le pinakion des citoyens dedans.
Article co-écrit par Franck Dedieu et Charles Toulemonde, ingénieur-chercheur, pour La Croix le 29 novembre 2016.
Machiavel attribuait au hasard plus de la moitié des actions humaines. Le libre choix et la volonté individuelle se trouveraient donc minoritaires dans le gouvernement de l’Histoire. Triste sort ! Et pourtant, depuis quelques années, et a fortiori au cours de cette campagne présidentielle, l’idée de désigner par tirage au sort les représentants du peuple fait une percée dans les programmes.
Une méthode éprouvée
En 2012, Ségolène Royal imaginait des jurys citoyens pour contrôler les élus. Aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon, leader de la France insoumise, vient de s’en remettre partiellement au hasard en octobre dernier pour désigner les membres de sa Convention.
Arnaud Montebourg, candidat à la primaire de la gauche, veut faire de même pour constituer l’assemblée des sénateurs. Les écologistes d’EELV, les militants du parti Nouvelle Donne ou les « nuitsdeboutistes » du printemps 2016 auréolent l’aléatoire de toutes les vertus politiques. Cette idée d’une République horizontale repose sur un argument simple : les élus devenus des professionnels de la politique vivent en vase clos dans un système de plus en plus consanguin et ne représentent plus la réalité sociale et sociologique du corps électoral. Mais, comme d’habitude en politique, il faut se méfier des solutions clés en main… « innocente ».
Une légitimité controversée ?
À bien y réfléchir, cette stochocratie (du grec stokhastikos, aléatoire, terme utilisé par le philosophe Roger de Sizif) éloigne de la démocratie, au lieu de s’en rapprocher. Le tirage au sort risquerait bien de renforcer les travers de cette «oligarchie élective» si dénoncée. Comment cohabiteraient deux classes politiques ? Les «députés-élus» regarderaient-ils d’égal à égal les «loto-sénateurs» ? Les «choisis» se prévaudraient d’une légitimité élective et les «vernis» seulement d’une main heureuse. Quelle distance entre le serment du jeu de paume des députés du Tiers-État et ce serment du jeu de dés des mélenchonistes !…
Au fond, les femmes et les hommes politiques, partisans du tirage au sort, non seulement n’abandonneraient probablement pas de pouvoir mais ils trouveraient dans ce simulacre de partage un moyen commode d’éteindre le feu. Jouer aux dés sa rédemption, … Machiavélique. D’ailleurs, le personnel politique issu de la société civile, vivier censé représenter plus fidèlement le peuple, se perd le plus souvent dans les méandres partisans et finit par décevoir.
Une démocratie bousculée
Pas si démocratique donc et de surcroît bien peu républicain. Le tirage au sort comporte une part de «divin». La Providence guide toutes les mains innocentes, c’est elle qui place ces grains de sable si déterminants dans la vie de chacun. Théophile Gautier voyait “le hasard [comme] le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer”. Cette démocratie horizontale contient surtout une dimension verticale, surnaturelle, thaumaturgique. À rebours des principes républicains les plus élémentaires. En effet, le suffrage universel s’inscrit au contraire dans le réel et le tangible, il compte les voix, il dénombre les bulletins selon la simple loi de l’arithmétique et non celle des cieux.
La représentativité mise à mal
Plus trivialement, le tirage au sort pourrait même se trouver contesté sur son principal argument, celui de la fidélité au corps social. En effet, tirer au sort des élus revient à extraire au hasard des boules d’un sac. Comme dans tout bon spectacle de prestidigitation, le public s’intéresse à la sortie des boules mais pas vraiment à la nature du sac. Or, le «contenant» joue un rôle clé dans cette histoire de «contenu» démocratique. Si le sac est assez grand et si le nombre de boules à tirer est suffisamment important, la loi des grands nombres s’applique et le résultat de ce tirage est alors très fidèle, représentatif comme disent les sondeurs. Le pouvoir revient donc à celui qui détermine le contenu du sac dans lequel il faut réaliser le tirage au sort.
Quand Jean-Luc Mélenchon décide de désigner la majorité des conventionnels par tirage au sort parmi les militants de la France insoumise, certes il dilue en théorie le pouvoir des principales figures de son mouvement, mais il reproduit sans doute les biais sociologiques des militants (sur-représentation de certaines professions et de classes d’âges). Se posent ainsi les questions de représentation des différents groupes de citoyens comme celle de la parité hommes-femmes ou des minorités.
Pour les résoudre, la France insoumise devrait alors appliquer des méthodes statistiques plus évoluées que le simple tirage au sort autrement appelé méthode de « Monte-Carlo ». Allusion aux jeux de hasard si prisés dans ce quartier de la principauté, peu connue pour ses valeurs socialistes, cette méthode de tirage est utilisée depuis longtemps par les ingénieurs et par les chercheurs. Appliquées à la politique, des méthodes plus modernes reviendraient à procéder à des tirages selon des règles de quotas pour assurer le plus fidèlement la représentation de chaque minorité. Cette fragmentation pourrait être sans limites. Alors, autant voter !
Bel article auquel je me permets d’ajouter quelques éléments.
Depuis les origines de la pensée politique, on considère que le tirage au sort (TAS) est de nature démocratique quand l’élection a plutôt à voir avec l’aristocratie (voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, pour une belle démonstration particulièrement argumentée). Cela demeure vrai et pourtant les arguments présentés dans l’article pour démontrer qu’au contraire il éloigne de la démocratie plutôt qu’il n’en rapproche touchent juste. Principalement parce qu’ils reposent sur le fait que le TAS aujourd’hui n’aurait pas grand chose à voir avec son modèle antique (essentiellement athénien).
Dans l’Antiquité grecque, l’usage du TAS n’avait rien à voir avec le « hasard » tel qu’on l’entend aujourd’hui. Il s’agissait plutôt, dans une assemblée somme toute réduite lorsqu’on la compare au corps électoral d’un État-nation moderne, d’assurer l’isonomie en couplant le TAS à une rotation rapide de magistratures nombreuses, de telle sorte que tout citoyen avait de très grandes chances d’occuper des fonctions importantes à un moment ou un autre de sa vie. Dans les conditions modernes, cette dimension séminale du dispositif disparaît nécessairement et laisse la place à une forme d’égalité tout à fait différente : celle devant le « hasard ».
Par ailleurs, une question se pose, qui n’apparaît pas exactement sous cette forme dans l’article. C’est celle du couple compétence-incorruptibilité : un risque inhérent au TAS est de laisser l’assemblée issue de ce dispositif aux mains des lobbies en tout genre, contre les manipulations desquels les citoyens tirés au sort n’auront pas nécessairement les armes pour se défendre.
Merci, en tout cas, pour ce nouveau papier de qualité.
Cincinnatus
https://cincivox.wordpress.com/
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